Avec le temps...

Clémenceau - Jaquille

Jaquille

 



   L'an dernier mourut le père Jacquille, connu de ses contemporains à trois kitomètres à la ronde, ce qui, dans l'univers, est tout justement de même valeur qu'une notoriété qui emplirait toute la terre. Jacquille avait été Jacquet, ou Jacquot, je ne sais plus, un beau gars vendéen bien planté sur ses grands pieds rustiques, agitant de lourdes mains au bout de gros bras poilus, parlant haut, piochant, buvant, dansant, vivant. En ce temps-là je ne l'ai pas connu.

   Quand je le vis pour la première fois, il était déjà devenu Jacquille, un petit vieux cassé en équerre au pli des reins, la branche supérieure ayant subi l'attraction de ta terre au point de faire avec la verticale un angle droit. C'est pourquoi Jaquille représentait merveilleusement cette bête à trois pattes dont le méchant Sphinx proposa l'énigme à Oedipe de Thèbes, fils de Laïus. Sans la troisième jambe d'un  bâton, le vieux n'aurait pu ni cheminer ni même se tenir debout. La tête aurait emporté le derrière, et, se fichant dans le sol, nous aurait donne la figure du triangle rectangle sur l'hypothénuse de la terre. Une trique de cormier prévenait cet accident. Appuyée sur ce bois, la main, soutenant le menton,assurait l'équilibre du corps et permettait la marche, tête et bâton en avant.

   Ce n'était point un spectacle fait pour exalter notre conception esthétique de l'homme, que de voir le vieux Jaquille se mettre en route avant le coucher du soleil pour ramener sa bonne mulassière à l'écurie. Les deux jambes solides encore, dans le vieux pantalon de droguet bleu, projetaient le corps mathématiquement horizontal, dans le gilet rapiécé aux boutons de cuivre, précédé du cormier que les deux sabots suivaient vaille que vaille. L'homme faisait du chemin ainsi. On l'entendait battre la route du pas régulier de sa marche à trois temps, et le mouvement nerveux, saccadé, annaonçait un reste de vigueur dont le vieillard n'eût pas manqué de tirer parti sans la cassure.

   Mais la terrible terre, déchirée de la pelle, de la pioche ou de la charrue, se venge en attirant à elle pour l'embrassement dernier le rustique amant qui la meurtrit de ses rudes caresses. Pendant que le marin chancelle sur la vague hasardeuse, le terrien courbé sur la glèbe, lentement penche et s'ankylose dans l'effort répété qui, tous les jours, le rapproche de l'étreinte finale. Et puis, dans le cercueil immobile, sous la pierre que les siècles vaincront, ou dans le bercement suprême, par la volonté souveraine des éléments que d'autres vies appellent, des nouveaux embrassements de la terre, de l'air et de la mer enflammés de l'incendie solaire, d'autres êtres surgissent qui recommencent et continuent les morts.

   Ces pensées, j'en conviens, ne hantaient point le père Jaquille, béquillant sur sa mulassière. Et cependant, les mêmes lois étaient sur lui que sur Socrate, Shakespeare ou Goethe. Etranger à tant de soucis, le vieux paysan cheminait, relevant, pour voir sa route, la vieille face brûlée, ravinée, encadrée de mèches blanches sous le bonnet de coton bleu. Comme vous l'eussiez plaint au départ! Mais quelle surprise au retour! A la barrière du champ la Bretonne blanche l'attendait, le large flanc gonflé de la petite mule à venir,caresant de l'oeil celle qui vint il y a six mois: une étrange toison noire ébouriffée sur quatre pattes toutes raides, avec une longue tête au museau blanc, aux oreilles démesurées si mobiles, si expressives, si parlantes. Ni bride, ni licou. A quoi bon? Grimpant aux traverses de la barrière, s'aidant de la tête et des coudes et du ventre, Jaquille arrivait à la hauteur du dos de la Bretonne, et, par des mouvements de natation, l'enfourchait. Alors c'était le miracle. La même raideur du rein qui, à terre, faisait le torse horizontal, commandait à Jaquille l'attitude verticale dès qu'il était sur son derrière. Les jambes raidies à hauteur de l'épaule de la bête pointaient maintenant vers l'horizon, et l'homme qui avait tout à l'heure quitté le village à trois pattes y rentrait en empereur romain sur son coursier de bataille, tout droit, la face au ciel, brandissant le sceptre de cormier.

   C'était le beau temps encore, qui fut vite écoulé. La terre, qui n'oublie point, voulait son Jaquille et tous les jours l'appelait. L'autre résistait, disait non, faisait mille manières. Mais la résistance de l'homme à chaque heure faiblissait, et la passion de le posséder, qui était en la planète, à chaque heure devenait plus grande.

   Quand il fallut renoncer à l'infernale cavalcade, Jaquille se sentit perdu, et, sollicité, importuné depuis des ans par ses deux fils, se résigna à leur abandonner tout son bien, moyennant l'engagement, pris par-devant notaire, de pourvoir aux besoins de sa vie.

   C'est l'éternelle histoire du paysan. Il ne vaut que par ses bras. Quand ses vieux muscles usés refusent le service, il faut se jeter à quelqu'un, comme on dit au pays. Les enfants sont là. Ils travailleront la terre paternelle. Ils la travaillaient déjà. La rente qu'ils payent en argent, ils la payeront en habillement, en nourriture, et le vieux, débarrassé de tout souci, n'aura plus qu'à vieillir tranquille, jouissant des fruits de son travail. Que faire? Il faut céder.

   L'homme qui n'a vécu que dans une unique pensée: faire d'un sou de cuivre une pièce blanche, et de l'écu d'argent un louis d'or pour l'enfouir tout aussitôt dans un carré de terre; l'homme qui va mourir sent que cette terre qu'il a conquise va maintenant le conquérir dans l'éternelle mort. Quitter son champ pour le cimetière, quelle douleur quand on n'a vécu que pour son champ? C'est en prolonger la possession, semble-t-il, que de le voir passer sous ses yeux aux enfants sortis de soi. Ils m'aimeront, pensait Jaquille, qui n'avait aimé que sa terre, qui oubliait son père dédaigné, et ne comprenait pas que ses enfants, à son exemple, n'auraient qu'une passion: la terre dévorante, qu'on déchire pour vivre, et qui tue.

   Les deux fils n'étaient pas méchants. Ils n'étaient pas bons davantage. Pourquoi auraient-ils eu souci d'autre chose que de l'âpre vie qui sort du sol incessamment retourné? Qui donc autour d'eux s'occupait d'autre chose? Pourquoi le paysan serait-il pitoyable aux siens quand il est sans merci pour lui-même? Que sait-il du monde et de la vie. Que lui en dit-on? La philosophie moderne ne l'a pas encore pénétré de sa puissance de bonté sociale, et la religion qu'on lui prêche n'est plus que l'écorce desséchée d'un fruit dont la foi disparue faisait toute la saveur et toute la vertu. Quels exemples l'humble travailleur des champs reçoit-il de la bourgeoisie possédante?

A suivre



19/12/2010
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